Avant le 16 mars 2020, à 300 mètres de chez moi, au milieu de la forêt, un panneau nous indiquait qu’on était en France, on avait traversé une ligne, une ligne imaginaire…
Puis on nous annonce que la frontière est une ligne réelle et qu’on a l’interdiction de la franchir ! Même si la forêt est identique, on n’ose plus dépasser cette ligne imaginaire ! Il y a un sol suisse et un sol français, des arbres en Suisse et des arbres en France !
Je restais chez moi, tant que je ne voyais pas la ligne, elle n’existait pas ! Un jour, je suis allée la voir… elle était physiquement bien réelle, des grosses barrières en métal posées artificiellement traversaient la route au milieu de la forêt. On a ajouté plein de panneaux, nous spécifiant que même à pied, tout était interdit ! La frontière est fermée pour cause de maladie ! J’ai regardé tout cela et je me suis sentie enfermée en Suisse.
J’avais envie de voir un ami, un ami français ! J’avais le droit d’aller à la frontière, il avait le droit d’aller à la frontière, c’est seulement interdit de la franchir ! J’avais aussi envie de manger des huîtres ! Et si on se partageait une bouteille de vin et des huîtres à la frontière ? Ne serait-ce pas une bonne idée ? Amener un bout de la mer à la frontière pour que je puisse y goûter… un rêve…
Arrivés à la frontière chacun de son côté, les deux militaires présents nous ont demandé ce qu’on faisait, on a dit qu’on venait se dire « bonjour ». Ils ont dit « ok, mais ne partager rien ! » J’ai vu mes huîtres être mangées par l’ami et moi le regardant en buvant toute ma bouteille de vin (une Cuvée du Prieuré de notre vignoble jurassien le Clos des Cantons)… Un supplice ! On avait bien partagé équitablement nos courses dans nos pays réciproques ! Le militaire en voyant nos sacs nous repose la question… je réponds qu’on a prévu de se partager des huîtres et une bouteille de vin ici, chacun de son côté ! Il nous répond « ok, mais soyez discret ». Quel soulagement !
Ce n’était pas possible de s’asseoir dans l’herbe du côté français alors on a dit : « Ici sur la barrière ! » Nous avons sorti, les sets de table, les services, le vin, l’apéro et les huîtres. Nous sommes restés très discrets sous l’œil des deux militaires, sous l’hélicoptère et le drone qui circulaient sur nos têtes ! Si on avait eu envie de franchir la frontière, on aurait été très vite dissuadé ! Les huîtres n’ont jamais été aussi bonnes de ma vie ! L’eau de mer bel et bien salée ruisselait dans mon gosier ! Mmh… Les militaires sont partis, on a fait des grands au revoir chaleureux ! Cinq minutes après, la relève est arrivée, ils sont restés dans leur voiture hilare à nous regarder, puis ils sont repartis, nous laissant tranquilles ! Nous étions sages, chacun dans son pays et tout ce qu’on partage est là sur la ligne de la frontière ! Un moment de convivialité tout en respectant les lois !
La semaine d’après, il faisait toujours beau, alors on s’est retrouvé pour partager une délicieuse fondue suisse (prêt à l'emporter de chez Fou d'Fondue à Coeuve) avec un vin français ! Les militaires n’étaient pas là… alors on a osé marquer cet instant ! Le caquelon bien entendu posé sur la fameuse ligne ! Des cyclistes, des promeneurs, des personnes en voiture cherchant leur route, nous regardaient curieux et riant « Alors, les relations sont toujours amicales entre la France et la Suisse ? » Bien entendu !
On annonce que la frontière rouvre ! Je voulais encore voir cette ligne faite de métal. Je suis passée, le 14 juin à 18h45, la veille de l’ouverture officielle. J’ai croisé les gardes-frontière qui repartaient… la voie était déjà totalement libre, les barrières étant appuyées contre la forêt laissant le passage libre. Sur la ligne, il restait seulement les marques sur le sol, les débris de feuilles s’étant déposés de part et d'autre de la barrière ! J’ai regardé cette ligne, j’ai fait un pas en avant j’ai dit « France », j’ai fait un pas en arrière et j’ai dit « Suisse », j’ai fait un pas en avant « France », « Suisse », « France », « Suisse »… Tout en me disant que j’étais dans l’illégalité, il n’était pas encore minuit !
Cette ligne a disparu ! Cette ligne a représenté des moments d’échange, de convivialité, un point de rencontre improbable au milieu d’une forêt… une page se tourne, une larme se verse.
Quand on respecte les lois, il nous reste plein de liberté et de création à notre disposition !