Cela fait 10 ans, ce mois-ci que j’ai quitté le métier d’infirmière. Pendant de nombreuses années, je n’osais même pas le dire, car c’était une épée de Damoclès ! Il fallait que je puisse me débrouiller autrement coûte que coûte pour ne pas reprendre ce métier ! Maintenant que je commence à en parler…
Comme les soins sont un thème actuel, je profite de mettre un extrait de mon roman « L’intouchable nudité » qui est encore en phase d’écriture. Le personnage principal s’appelle « Orianne », elle est infirmière et n’est pas épanouie et aimerait devenir modèle pour les écoles d’art (peintres, dessinateurs, sculpteurs). Elle discute avec sa copine Nathalie qui est serveuse dans un bar.
Ce que raconte Orianne dans ce passage est vécu et autobiographique.
J’ai travaillé trois ans en maison de retraite et cela fait deux ans que je travaille comme intérim, payée à l’heure. Je me demande si je pourrais vivre du métier de modèle. Pourquoi recevoir une paye et ne pas avoir de temps libre et même ne pas pouvoir en profiter à cause de l’angoisse des jours passés ou des jours à venir ? J’ai diminué mon temps de travail, passant de 80 à 70% puis 60%. J’ai ensuite donné ma démission sur un coup de tête, je me suis mise en temporaire, ainsi je peux prendre mes vacances quand je veux et la durée que je veux. Mon but est d’oublier mon métier. Finalement, pourquoi ne pas le changer ? J’en ai parlé à Nathalie, elle trouve cette décision folle, en tenant compte des quatre ans d’études.
- C’est normal que ça te plaise d’être modèle, c’est nouveau, c’est un défi. Par la suite, tu vas vite t’en lasser !
- Non, je ne crois pas !
- Mais enfin, qu’est-ce que tu lui trouves à ce métier !
- Je me sens utile !
- Ah, bien sûr, être infirmière c’est inutile ! Tout le monde le sait ! Comment peux-tu te trouver davantage utile en étant modèle ?
- On me remercie comme modèle !
- On appelle ça de la reconnaissance ! Ça ne répond pas à ma question !
- Je suis inutile comme infirmière, car on peut engager n’importe qui d’autre, qui sera forcément meilleure que moi !
- On appelle ça, du manque de confiance en soi !
- Non !
- Comment ça non ?
- On ne fait que de me critiquer sur ce que je n’ai pas fait, sur ce que je n’ai pas dit, sur mes soins qui ne sont pas exécutés assez rapidement. N’importe qui ferait mieux !
- Il manque combien d’infirmières en Suisse ?
- Lorsque j’ai commencé, il en manquait cinq mille, maintenant je crois bien qu’on en est à dix mille.
- Tu crois qu’on peut te remplacer facilement ?
- Alors pourquoi on nous tape dessus ?
- Parce qu’on ne vous demande pas d’être des humains, mais des super héros bossant pour deux personnes !
- Exactement ! Nous nous occupons des humains, mais on nous demande de n’avoir aucune considération pour nous-mêmes.
- Ben ce n’est pas mal d’être considéré comme une super héroïne !
- Je n’ai même pas posé le pied dans la maison de retraite ou à l’hôpital que c’est une course poursuite. On te fait un rapport en vitesse à 7 heures du matin, tu vois déjà la journée de « m » qui t’attend et tu ne sais pas comment tu vas placer tout ça dans une journée. Sans compter le quotidien : tu prépares et administres les médicaments, exécute les soins, prises de sang, pansements et perfusions, tu aides à faire les toilettes. L’infirmier-chef nous a sermonnés de n’avoir pas fini toutes nos toilettes à 10 heures du matin alors qu’on avait une séance. Une toilette complète c’est vingt minutes, nous disait-il ! Vingt minutes, c’est entrer dans la chambre, dire bonjour, installer la personne sur les toilettes, choisir les habits avec elle, l’asseoir au lavabo pour l’aider à se nettoyer, l’aider à s’habiller, la stimuler pour qu’elle fasse le maximum, la laisser confortablement dans sa chambre ou au salon devant son petit-déjeuner, ramasser le linge sale et sortir ! On ne pense pas qu’elle ait envie de parler… qu’elle aurait peut-être davantage besoin de présence que de stress pour faire sa toilette. C’est déjà arrivé qu’un soignant décide de parler avec une patiente et de la laisser en pyjama, puisqu’elle ne désirait pas s’habiller. Eh bien non, c’est le soignant qui se fait blâmer, n’ayant pas fait son boulot. L’image, ma chère, l’image de nos soins est bien plus importante que l’être que l’on soigne ! Et donner un bain c’est trente minutes ! En comptant qu’il faut laver et sécher les cheveux et couper les ongles et nettoyer la salle de bain pour le prochain patient. En moyenne on a cinq toilettes par matin. Et le chef n’admet pas qu’à 10 heures du matin, tout le monde ne soit pas lavé, ayant pris son déjeuner et ses médicaments. On est à l’usine. Ensuite, toute la matinée, on court après le temps qu’on ne cesse de perdre. On analyse les situations en courant d’une chambre à l’autre, on appelle le médecin, en lui expliquant la situation et ce qu’on attend de lui, sinon, il nous regarde avec des gros yeux, en se demandant pourquoi on l’a importuné ! On peut le déranger, mais on doit lui dire ce qu’il doit prescrire ! Quand c’est le jour de la visite médicale, le médecin décide de tout changer les médicaments de tout le monde, en espérant que tout le monde ressuscite. Ensuite, tu passes ta journée à déchiffrer les ordonnances médicales, remettre les ordres à jour, refaire les semainiers des vingt-cinq patients… Et là au milieu, tu organises le travail des aides-soignants qui ne font que de se plaindre. C’est toujours « dégueulasse ». Tu surveilles d’un œil leur travail, rassurant certaines quant à l’état de santé des patients, en alarmant d’autres. Tu réponds aux questions des patients, tu les calmes, tu donnes des explications aux familles. Et quand tu as deux minutes, tu prends place à ton bureau qui ploie sous la montagne de paperasserie, car il faut justifier à la minute près tous ses actes. Tu réponds aux sonnettes, installes les malades pour le repas, aides certains à manger, encourages les autres, les ramènes dans leur chambre pour la sieste ou pour la nuit ! Chaque interruption, chaque prise de sang loupée, chaque erreur, c’est du retard qui s’accumule. Ta pause de midi, où tu as trente minutes pour manger sont réduites généralement à vingt minutes quand tout va bien ! Tu fais des heures supplémentaires que tu dois justifier, car il y en a trop. Certaines préfèrent ne pas les signaler par simplicité. Mais de toute manière le premier quart d’heure n’est pas compté. Quand je rentre chez moi, c’est l’angoisse, j’ai peur d’avoir oublié quelque chose. Je m’endors et me réveille en sueur en refaisant ma journée. Je suis exsangue dans mes jours de repos pour entamer une quelconque activité. Depuis que je fais de l’intérim, je vois que c’est partout pareil. On nous demande d’être des robots face à des êtres humains. On choisit cette formation pour le relationnel, mais il est absent ! Tu as bien plus de contacts avec l’humain en étant serveuse ! Tu appelles ça toujours le plus beau métier du monde ?
- Ben dit donc ! Tu n’as jamais été aussi claire sur ton métier ! Quelle vie !
- Quand on se voit, je veux que tu me racontes l’autre vie, celle de l’autre côté des murs d’une maison de retraite ou d’un hôpital. C’est pour cela que je ne veux pas voir mes collègues dans mon temps libres. Je voudrais tellement vivre. Je voudrais être heureuse de me lever le matin et ne pas m’angoisser quand je ferme la porte à clé de mon appartement, en ne me réjouissant que d’une seule chose : la rouvrir, réalisant que je suis encore vivante. Tu sais, je n’ai jamais osé le dire, mais plus d’une fois, j’ai rêvé de mal traverser la rue, qu’une voiture me heurte, me casse une jambe, m’empêchant de travailler pendant quelque temps. J’ai rêvé aussi d’être enceinte pour avoir un congé de maternité. Tu sais, je crois que je regrette de ne plus être avec Luc.
- Mais tes collègues, elles doivent aussi souffrir.
- Oui, certaines s’en plaignent ; d’autres ont l’air de maîtriser, elles arrivent encore à en faire plus et on les regarde comme des extra-terrestres.
- Mais il y aura davantage de reconnaissance avec le master en infirmerie !
- Ne m’en parle pas ! Oui, pour faire reconnaître le métier, on fait des têtes pensantes ! Elles ont tellement appris à penser, qu’elles sont choquées de devoir emmener les patients aux toilettes. Elles ne sont pas payées pour ça, qu’elles disent ! Par contre, elles sont dans leur bureau à rechercher la meilleure organisation de travail et les meilleurs soins et elles font des remontrances. Les aides-soignantes deviennent des assistantes en soins, donc elles peuvent faire des soins techniques. Finalement, il n’y a plus personne dans le terrain, face aux patients.
- Dis, tu ne parles que d’infirmières et de soignantes, il n’y a pas d’hommes ?
- Oh ! si peu. Pourtant ils détendent l’atmosphère. Ça va mieux, quand il y a des hommes. Les femmes se crêpent le chignon entre elles. Tu sais, je crois qu’il y a 100 ans, le métier, c’était bien mieux !
- Tu crois ça ? Durant la Première Guerre mondiale ?
- Tu vas rire ! Mais oui, c’est ce que je pense ! Le travail était dur, mais on s’entraidait ! Le temps que l’on consacrait au chevet du patient, maintenant on le consacre en justification. Le médecin était sur place ; maintenant, il s’occupe de quatre services en même temps, quand ce n’est pas davantage. On téléphone, on envoie des courriels, on est à l’ère de la communication, mais finalement plus personne n’est présent. Quand le médecin est là, il est sans arrêt dérangé par son mobile et toi tu ne peux pas l’abandonner quand enfin il est là ! Alors, tu attends en trépignant, en voyant ton boulot s’accumuler, sachant que trois aides-soignantes auraient besoin de tes services…
- Mais, tu as développé le don d’entendre les problèmes avant qu’on les verbalise !
- Ça ne veut rien dire, toi aussi tu es pareil pour cela. Tu sais, on a peut-être appris à anticiper, à écouter les autres, mais on ne sait pas s’écouter soi-même. Si on écoutait son besoin, on perdrait en efficacité, c’est ce qu’on nous fait croire ! Tous les soignants sont aveugles envers eux-mêmes. Et finalement, tous les jours, il y en a qui ne peuvent se lever du lit, qui sont malades. Voilà le résultat ! Chaque jour on est en sous-effectifs, et on trime encore plus.
J’ai travaillé aux urgences : quasiment tous les jours on a des patientes — ou des clientes, devrais-je plutôt dire — qui venaient, car elles avaient des nausées. Nous on comprenait qu’elles étaient enceintes. Ça coûterait moins cher d’aller acheter un test de grossesse au supermarché. Mais elles sont venues à l’hôpital, donc on doit attendre le médecin pour la prescription du test. J’étais à une pause et on discutait de cela. Je trouvais que c’était invraisemblable d’avoir ses symptômes et de ne même pas réaliser qu’on pourrait être enceinte. Eh bien, les deux infirmières et la doctoresse présentes m’ont dit qu’elles n’avaient non plus pas compris leur état à trois et quatre mois de grossesse. C’est un comble ! Elles ont bien vu que les règles étaient moins abondantes, qu’elles prenaient du poids, mais elles ont lié ça au stress ! Dans notre métier, on assimile tout au stress ! Alors c’est normal ! Autre exemple, un infirmier a travaillé toute sa vie, il a été remarquable dans son métier. À 65 ans, il part soulagé, en retraite bien méritée. Quelques mois, après, il entre à l’hôpital, par l’autre porte, il a appris qu’il avait un cancer foudroyant et il ne lui restait plus que six mois à vivre. Son ex-collègue l’a à peine reconnu, il était méconnaissable. Il a tenu jusqu’à la retraite pour s’occuper des autres, mais il n’a plus de force pour prendre soin de lui. Et on appelle cela le plus beau métier du monde ? C’est le cordonnier doublement mal chaussé, oui !
- En temps de guerre, on mourrait bien pour les autres !
- Mais là, au moins, on a un monument avec son nom inscrit « Au nom de la patrie ! »
- Peut-être qu’on devrait faire la même chose pour les soignants, un monument à l’entrée de l’hôpital « Les soignants morts pour les autres » !
- C’est une bonne idée, ça ! Mais ça ferait fuir les patients !
- Oui, mais il y aurait davantage de soignants, un acte de bravoure de cette envergure !
- Tu as peut-être bien raison… une vraie reconnaissance du métier à sa juste place !
Extrait de mon roman « L’intouchable nudité » en phase d’écriture