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Rachel Monnat / Accrosens

Rachel Monnat / Accrosens

Parler de la vie, de la sexualité...


Premier chapitre: "L'intouchable nudité"

Publié par Rachel Monnat sur 25 Novembre 2021, 09:11am

Catégories : #Citation, #Au naturel, #femme, #la vie, #liberté, #modèle, #livres, #spiritualité, #témoignage

Premier chapitre: "L'intouchable nudité"

Voici le premier chapitre (1re pose) de mon livre "L'intouchable nudité". Ce roman se déroule dans les pensées d’Orianne, pendant qu’elle pose nue, immobile devant ses élèves qui la dessinent, la sculptent. On pourrait croire qu’elle s’ennuie… pourtant ce n’est de loin pas le cas. Elle a le temps de revivre des moments de sa vie, de réfléchir, de dialoguer, de s’inventer des mondes…

Elle resplendit dans toute la logique de sa pensée qui n’en a aucune !

Chaque chapitre se déroule durant une pose.
Chaque chapitre se termine par ce fameux « on change ».
Le dialogue en italique, représente le moment présent.
Le texte en romain représente les pensées d’Orianne ainsi que les dialogues qu’elle se remémore.
Autour de la vie de modèle, il y a l’histoire, la quête sur elle-même, un secret familial…

L’expérience de modèle est inspirée du vécu de l’auteur.

 

1re pose


La petite sirène

Description de la pose: Assise au sol, les jambes repliées, le dos appuyé contre le mur, un bras tendu le long du torse, la main à plat posant à terre soutenant une partie du poids, l’autre bras tombant négligemment sur les cuisses
Durée de la pose: 30 minutes
Date: Vendredi 22 mai 2015
Atelier : École Cléopâtre, école d’arts appliqués
Cours: Classe libre pour adultes de 9 h à 12 h


Je m’y vois dans cette pose! Oui, je m’y vois déjà! Je ressens ce ballon, cette présence qui prendrait forme, qui s’agrandirait dans mon ventre, comme si cette vie était déjà là. Je verrais ces dessinateurs posant ce même regard sur moi, concentrés, observant mes nouvelles formes se déployer. J’aimerais… Je serais belle ainsi!

Devrais-je plutôt dire «un modèle enceinte»? C’est contrariant! Je trouve qu’«une modèle» c’est plus précis et concis qu’«un modèle féminin». Les puristes de la langue française n’apprécient pas, mais moi je dis: «vive la modèle»!

Les ateliers aiment varier les types de morphologies pour dessiner, sculpter : féminins ou masculins, mais également des personnes maigres, minces, sportives, grosses, grandes, petites, jeunes, âgées... tout est intéressant pour comprendre le corps. L’humain est considéré comme ce qu’il y a de plus complexe à dessiner, chaque pose offrant une perception qu’on ne peut imaginer. L’animal a des poils qui cachent sa musculature, sa chair ; par contre chez l’homme «nu», on peut tout observer !

                  – Regardez la pose, elle est tout en rondeur et en douceur. Certains l’ont dessinée en hauteur, pourtant elle est aussi large que haute, quel que soit votre point de vue! Ne vous laissez pas influencer par ce que vous pensez. Apprenez à regarder.

Je me sens bien ainsi, les jambes repliées dans la pudeur, le torse dévoilé, le regard au loin comme la sirène de Copenhague: petite sur son rocher, imperturbable devant l’immensité de l’eau; les touristes la photographiant à longueur de journée. C’est une position naturelle, simple, ni extravertie, ni fermée.

À quoi pensaient ces modèles qui posent ici pour l’éternité, figés dans des reproductions de moulages en plâtre, immobiles, silencieux, tout comme moi. C’est la seule école d’art que je connaisse où d’anciennes sculptures ornent la salle, celle-ci étant restée à l’identique depuis plus de cinquante ans. Je pose à côté de statues antiques, des beaux jeunes guerriers grecs, des dieux barbus, le buste de Jules: Ave César ! Il y a aussi des belles femmes drapées, aux corps massifs… un homme a dû poser avant d’y ajouter une chevelure et une poitrine: ces seins sont si artificiels, comme si on y avait appliqué deux ballons. Les femmes ne posaient pas dans l’Antiquité, seul le corps masculin était glorieux, divin. La première représentation d’un nu féminin ne date que du IVe siècle avant J.-C. avec L’Aphrodite de Cnide par le sculpteur Praxitèle. Puis, à la Renaissance, à nouveau les femmes ne posaient plus. C’est à partir de 1863 que l’École des Beaux-Arts de Paris accepte les modèles féminins. Bien entendu, elles ont toujours posé en privé. Au milieu de ces reproductions de sculptures trône mon corps en moulage réalisé lors des cours précédents. Ici le passé et le présent sont rassemblés, de l’Antiquité aux travaux d’élèves actuels: une vraie caverne d’Ali Baba. J’aime observer cette immense salle, sa grande paroi vitrée, laissant passer la lumière du soleil; je ne m’y ennuie pas. J’ai l’impression d’être suspendue entre aujourd’hui et il y a deux mille ans. La nudité, les outils, la concentration seraient identiques. Il manque seulement les cordes accrochées au plafond, tombant à différentes hauteurs afin d’élever les bras tout en gardant un appui; cela permettrait des poses élogieuses! Je me demande toujours pourquoi on a ôté cet accessoire il y a une centaine d’années.

L’enseignante passe entre les élèves, elle laisse une grande liberté aux dessinateurs, tout en les guidant dans différentes techniques et approches, leur donnant des conseils, dirigeant leur regard sur l’équilibre du dessin. Même si le cours a lieu dans une école d’arts appliqués, une séance d’académie libre pour adultes y est organisée le vendredi matin, où tout le monde peut s’inscrire: des débutants, des professionnels, des retraités, des patrons indépendants, des artistes, des personnes qui travaillent à mi-temps, ou encore des élèves de l’école qui rattrapent des leçons ou désirent approfondir leur technique. Ce n’est pas la même ambiance que les ateliers du soir, où l’on perçoit la fatigue d’une journée de travail; ni l’atmosphère d’une école où les élèves veulent réussir. Ici, on semble vivre une parenthèse en dehors du stress, alors que le bruit du trafic des voitures nous rappelle que nous sommes en pleine matinée.

La prof parle doucement et je n’arrive pas à entendre tout ce qu’elle dit. C’est une passionnée de l’art. À chaque pause-café, elle nous montre des livres, nous fait découvrir un peintre. Aujourd’hui, c’est Giacometti. Il sculpte des corps maigres filiformes, sans chair et sans os pourtant si vivants, si vrais dans le mouvement ou l’immobilité.

J’ai aimé et accepté mon corps en posant. Que je fasse vingt kilos de plus ou dix kilos de moins, ce n’est pas important. Tout est intéressant et beau à dessiner. Les artistes disent que j’ai un corps sculptural: il est plutôt musclé avec des hanches et des fesses bien en chair. Certains dessinateurs préfèrent des morphologies plus maigres, où l’on voit l’ossature, les articulations, les côtes... d’autres aiment les rondeurs de la chair. Chaque corps, chaque position sont passionnants pour comprendre les surfaces de la peau, mais aussi pour ressentir les émotions que chaque humain dégage par son attitude, son être. Chacun de nous est une petite merveille, un don. Tout corps est à sa place, il n’y a pas de jugement.

Parfois on me représente avec quelques kilos de plus ou de moins. Je ne me vexe jamais, c’est leur image, leur interprétation, je ne suis qu’un tremplin. Ils ne dessinent pas mon intimité, mais la leur.

Une amie avait peur de poser pour un week-end de peinture, car elle avait pris cinq kilos.

– On s’est connu quand tu n’étais pas encore modèle, uniquement dessinatrice, est-ce que ça te dérangeait que j’aie pris quelques kilos?
– Non, pas du tout!
– Alors…
– Mais moi, ça me dérange!
– Toi uniquement! Car, excuse-moi, mais eux, ils s’en «foutent» complètement! Ils veulent juste peindre.
– Oui, Orianne je suis la première au courant pourtant…

Elle est revenue de son week-end:

– Mais, c’est terrible, un peintre a dessiné mes vergetures!
– S’il en avait envie…
– Mais on ne voit que ça! Regarde!
– Ah oui, c’est drôle, il les a marquées de gros traits au feutre noir bien serpentés! C’est un style.
– Ce n’est pas drôle!
– C’est son image à lui... Ce n’est pas la réalité, tu n’as pas un corps tout rose, avec des gros traits noirs sur les jambes! Généralement, on embellit, on rend la peau lisse, ferme et on enlève les cicatrices. Lui, il marque, c’est rigolo, non?
– Non! On ne voit que les défauts!
– Mais c’est quoi les défauts? Est-ce que le corps est fait de choses justes ou fausses? Qu’est-ce que la beauté: un corps jeune et parfait? un corps qui a un vécu? un corps qui se bat pour vivre avec un handicap? Ton peintre a peut-être un passé fait de cicatrices et il est attiré par cela? C’est son interprétation, son envie, son droit; nous, on n’a rien à dire là-dessus. Les autres, comment t’ont-ils représentée?
– C’est le seul qui a dessiné ainsi!
– Nous sommes à la base de l’inspiration des dessinateurs, mais ce n’est jamais nous, que nous nous trouvions belles ou laides…


Les dessinateurs qui me connaissent sont mon baromètre. Ils me disent si j’ai perdu du poids ou non. C’est pratique, car je ne me pèse pas. À force de me scruter, ils s’en aperçoivent. Je sais qu’ils veulent me rendre attentive au fait que, peut-être, je ne fais pas assez attention à moi, que je stresse et que j’oublie de manger.

Ma main s’engourdit, le poignet plié, en appui au sol, coupe la circulation.

– On change.

Pour avoir plus d'informations sur le livre, ainsi que pour l'acheter ou le commander (il peut faire l'objet d'un joli cadeau de Noël):

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